Je m’adresse à ma mère

Article : Je m’adresse à ma mère
Crédit:
10 août 2022

Je m’adresse à ma mère

Crédit : Emilie Marcelin

Ces mots m’inondent. Ces mots de rage, d’amour, et de haine. Aujourd’hui, je prends tout mon courage à les crier. Il y a déjà dix-sept ans que je les ai cachés au fond de mon cœur. Dix-sept ans à les chuchoter en silence. Dix-sept ans à les chanter comme un refrain où personne ne pouvait m’entendre. Dix-sept-ans à les griffonner dans mon carnet intime. Aujourd’hui je prends tout mon courage à les dévoiler. Ces mots, ils sont les miens. Ils sont d’une orpheline qui pleure sa plus grande perte. Ils sont d’une femme qui ne rate pas une seconde pour cracher sa haine contre cette société qui a pris son morceau d’âme ; qui lui a ôté son bonheur. Ils sont de moi.
Avec ces mots, je m’adresse à ma mère pour lui dire combien elle m’a manquée. Combien son absence a installé un grand vide en moi. Un grand vide que je cherche à combler parfois par un éclat de rire, un verre. Malheureusement, je n’y arrive pas. Je m’adresse à ma mère pour lui dire que je viens de fêter mon anniversaire encore une fois sans lui ; que je viens de souffler ma 22ieme bougie en son absence. Sans entendre sa voix pour me chuchoter joyeux anniversaire. Sans son regard ébloui sur moi.
Je m’adresse à ma mère pour lui dire que je suis encore là parmi les ombres sur cette terre. Je suis encore là dans cette ville où à ses vingt ans un homme, un inconnu lui a arraché son corps, sa virginité. Un homme, un inconnu, un bourreau lui a donné un enfant qu’elle n’avait pas désirée ; qu’elle n’était pas prête à gérer. Oui. Je suis encore là dans ce pays qui lui a volé sa jeunesse.
Je sais combien c’était difficile pour elle en tant que femme. Difficile pour avouer une telle chose. Difficile pour elle parce que ses parents ne l’ont pas crue. Ils l’ont exilée à la campagne puisqu’elle représentait une honte pour cette noble famille chrétienne. Car, chez nous, la honte c’est toujours du côté des victimes. Nous, les victimes, notre seule place, c’est au trou du silence. Nous n’avons pas le droit à la colère. Quand nous crions nos maux, on nous traite d’hystérique, de sauvage…bref !
Je m’adresse à ma mère pour lui dire que j’ai grandi ; que mes jambes sont devenues très longues ; que je garde son caractère, son sens des responsabilités. Pour lui dire que je porte son absence en moi. Partout où je vais. Je veux lui faire savoir que je m’accroche à mes études comme elle s’était accrochée.

Ils ont tout oublié
Je m’adresse à ma petite maman chérie pour lui dire que rien n’a changé ici après son départ forcé ; que ce pays continue à connaître des dirigeants cyniques qui ne savent même pas ce que c’est l’intérêt collectif. Je veux lui dire qu’il y a des milliers de femmes qu’on a forcé à partir après elle. Je veux lui dire aussi qu’il n’y avait pas seulement le 11 février 2004, qu’il y avait aussi le 13 novembre 2018. Je veux rassembler tout ma rage, ma colère pour dire à ma mère qu’elle n’était pas la dernière à qui on avait flanquée trois balles le 11 février 2004 à Lascierie, Saint-Marc, qu’il y avait d’autres après elle.
Oui, nous n’avons pas connu seulement le massacre Lascierie, nous avons connu aussi celui de Bel-Air, La Saline. Et nous continuons à connaître le pire ; à supporter l’insupportable ; à chuchoter ce qu’on devrait crier. Je ne veux pas oublier de dire à ma mère qu’on l’avait oublié. Que ce peuple a tout oublié ; qu’aujourd’hui on honore l’ancien Prêtre-Président. Lorsqu’il prend la rue, tous les gens se mettent à ses pieds. Oui maman, notre mémoire est trop courte. Trop courte pour se rendre compte que nos bourreaux d’hier deviennent nos dieux aujourd’hui.
Moi, maman, je ne t’oublie pas. J’oublie pas tes bourreaux, mes bourreaux. Je porte ton amour pour ce pays en moi. Je prends l’engagement de porter ta voix partout. Je ne rate jamais l’occasion de cracher ma colère. Je lutte afin de trouver justice pour toi, pour moi ; pour celles qu’on a volé leur corps ; qu’on a arraché la vie trop tôt. Et pour d’autres comme moi qu’on a ôté leur part du bonheur, leur joie de vivre dans ce petit pays.
Maman, je m’adresse à toi.

Partagez

Commentaires

JP
Répondre

C'est un texte chargé d'émotion, d'histoire et de véritée. Je veux croire qu'un jour et J'espère que tu pourras l'adresser une autre lettre pour lui dire que tout ba bien malgré son départ prématuré.

Emilie Marcelin
Répondre

Merci !

Laurent
Répondre

Ce texte est bourré d'une certaine originalité décrivant une triste réalité ! Bravo

Emilie Marcelin
Répondre

Merci

Osman Jérôme
Répondre

Le texte est poignant. Heureusement que tu as pu trouver les mots nécessaires pour décrire tout ça.

Emilie Marcelin
Répondre

Merci !