Allez-vous rester hétérosexuelles pendant toute votre vie ?
Non, je n’étais pas en train de jouer avec elles, mes trois meilleures amies. A ce moment-là, nous parlions de choses sérieuses. Très sérieuses. Nous parlions de littérature, d’études, de politique et d’avenir. À un moment de silence où chacune profite de prendre une dernière gorgée de vin qui n’est pas une dernière en soi, mais une dernière quand même, puisque chaque gorgée d’alcool est une dernière gorgée ; un dernier morceau de plaisir qu’on doit profiter, s’empresser de prendre avant que ce soit la fin du monde. Oui, à ce moment-là, je profite de poser une question que je considère très importante.
« Allez-vous rester hétérosexuelles pendant toute votre vie ? » Cette question a prolongé le silence. Le silence devient lourd. Très lourd. Les filles se demandaient peut-être : d’où vient cette question ? Quel est son motif ? Peut-on évoquer la sexualité dans ce genre de discussion ?
En ce moment de silence opaque, je profite de bien savourer le vin, de faire connaissance avec la marque et la saveur comme je ne l’avais pas fait au moment de ma première gorgée, oups non ! Ma dernière gorgée. J’étais impatiente aussi d’avoir une réponse à ma question. Une question que je me suis déjà posée moi-même. Parce qu’à un moment de ma vie, après mes différentes lectures, je pensais qu’il était important, très important, de réfléchir sur ma sexualité ; de me demander s’il n’y a pas un autre choix à faire, un autre chemin à prendre.
À quoi renvoie cette question ?
Cette question est une transgression, une provocation, une entrée brusque à l’intimité de l’Autre. Elle ne va pas de soi. Autrement dit, elle n’est pas automatique ou naturelle. Elle est due à une autre vision du monde, une autre forme de socialisation que je puisse qualifier de socialisation secondaire. Vous savez pourquoi ? Parce que dans la société que nous vivons qui est une société hétéronormée, on n’est pas amené, conditionné à se poser ce genre de question ; à réfléchir sur l’hétérosexualité. D’ailleurs, à quoi bon de questionner le normal, le naturel !
Lorsqu’on essaie de parler de sexualité, on l’aborde souvent comme quelque chose relevant de l’ordre divin, biologique. L’imaginaire collectif ne l’appréhende pas comme système de pratiques et de représentations qui est ancré dans un réseau de normes et de régulation sociale, si je reprends la position d’Erick NEVEU et Christine GUIONNET dans Féminins / Masculins, sociologie du genre. Et ce discours prônant la sexualité comme cadeau de Dieu ou relevant de l’ordre pulsionnel ne date pas d’hier. Il est ancré dans une tradition médicale et religieuse et il nous empêche d’avoir un positionnement critique sur la question.
Allez-vous rester hétérosexuelle pendant toute votre vie ? Dans une première lecture, cette question peut-être interprétée comme une invitation à rejeter l’hétérosexualité ; à transgresser l’ordre binaire : hétérosexualité (normale), homosexualité (déviante). Pourtant ce n’est pas l’intention. Elle implique beaucoup plus de choses. Elle implique une sorte d’autoréflexivité si je reprends l’expression de Ulrich Beck (citée dans Sociologie du social et de l’intervention sociale d’Isabelle Astier). Pour moi, c’est un moyen de demander à mes chères amies, si l’hétérosexualité était moins légitimant, non dominante, est-ce qu’elles seraient vraiment hétérosexuelles. Si on ne nous l’avait pas imposé à l’école, dans la famille, dans le cinéma, dans la musique, est-ce qu’elles n’auraient pas fait un autre choix ? Cette question est un moyen de se demander en tant qu’individu, dans quelle mesure on participe à être hétérosexuel ?
Pas de réponse

Aujourd’hui, grâce à l’apport du mouvement féministe et celui LGBTQ+, les débats sur la sexualité ont envahi l’espace public. Maintenant, si on discute de notre avenir professionnel, n’est-il pas important pour nous les femmes, en tant que sujet sexuel, de réfléchir sur notre avenir sexuel ? Avec cette question, j’invite mes amies à cesser de prendre l’hétérosexualité comme une simple orientation sexuelle ou une modalité de référence ; à la voir de préférence comme un principe qui organise et qui divise la société.
Il faisait très froid au bar. Je continuais ma douce conversation avec mon verre de vin. Au lieu de répondre à ma question, l’une de mes amies entame un sujet très important. Celui-ci concerne le dossier du pasteur Armel Lafleur accusé d’inceste par la population. Jusqu’en ce moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas encore de réponse à ma question. J’espère bien, un jour, avoir cette réponse pour pouvoir la partager avec vous qui lisez ce billet.
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