Dialogue interrompu

Article : Dialogue interrompu
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25 septembre 2023

Dialogue interrompu

« Dialogue interrompu » explore l’amitié profonde entre deux jeunes femmes, Maga et l’auteure, et leur parcours depuis leur ville natale de Boucan-Carré jusqu’à l’université. Il aborde également les défis auxquels elles sont confrontées, y compris un événement tragique qui bouleverse leur amitié et leurs rêves.

Photo by Iwaria

Non. Nous n’avons pas encore fini ma sœur. Notre chuchotement. Notre dialogue femme à femme. Ce dialogue qui dépasse celui des hommes. Maga, mon amie d’enfance. Tu dois m’entendre. Non, je te dis. Non. Il nous reste encore des mots à partager. Des plaintes. Encore des pleurs, des rires à gorge déployée.

Nous n’avons pas encore fini notre tout petit dialogue. Celui dont nous avons commencé à Boucan-Carré, où toi et moi nous pleurons, laissons nos larmes baigner nos corps. Celui où nous nous demandions ce que nous allons faire ; comment nous allons nous débrouiller face à la vie, face à l’avenir. Puisque nous étions seules. Toutes seules avec nos rêves fous. Puisque nous étions toutes deux des orphelines de mère et d’un père vivant, irresponsable ; puisque ta tante t’a abandonné après la classe terminale en te disant : c’est tout ce que je peux faire pour toi. Maintenant, c’est l’heure de me reposer. Casse-toi d’ici !

Le début d’une amitié à Boucan-Carré

Puisque nos parents jugeaient la classe de philo comme un exploit pour une femme. Le plus haut sommet disaient-ils. Alors, nulle question de penser à l’université. L’université c’est l’univers des garçons. Une femme ne pouvait même pas penser y aller, sinon elle risque de s’embrouiller à l’avenir. Elle risque d’aboyer par le temps. Rebelles que nous sommes, nous avons pris la décision de rentrer à Port-au-Prince, ville des nouvelles chaudes ; ville des politiciens, ville à l’étage où les crasseux, les miséreux se trouvent au bas-fond.

Et voilà, nous sommes rentrées dans ce lieu inconnu pour nous arracher une place à l’université d’Etat d’Haïti ; pour avoir notre propre étoile ; pour devenir celles que nous entendions souvent parler à la radio. Tu avais oublié ? Dis-moi, Maga. Tu m’avais dit que tu voulais être comme Man Lolo, Antoinette Duclaire. Tu ne te rappelles pas ? Tu m’avais dit que tu voulais tracer ta propre voix…Tu ne te rappelles pas ?

Nous n’avons pas fini de célébrer notre réussite à la faculté des sciences humaines. Ce jour-là, tu m’avais regardé droit aux yeux, me disant: nous l’avons fait ! Oui, nous l’avions fait. Encore une victoire. Nous, filles provinciales, venant loin de cette ville. Une localité appelée boucan-carré qui n’a qu’une seule école communale. Parmi des milliers de gens venant de la ville, nous sommes les deux premières lauréates. Encore une victoire sur ce monde patriarcal ne donnant pas de place aux femmes, encore moins à celles-là venant d’un coin du pays appelé « En dehors ».

Photo by Medsile

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Maga, ma belle Maga au corps mince, cheveux locks. Lève-toi pour terminer notre devoir de sociologie. Viens m’expliquer encore et encore la théorie de Karl Marx. Impossible de laisser cette lutte que toi et ton cercle marxiste mène à la faculté. Tu n’as pas fini de crier : Aba  l’Etat-Bourgeois !  Vive la révolution !

Il est midi. Nous devons prendre notre rituel repas. Le seul. Les « ti pate » que vendent les marchandes devant la faculté. Lève-toi Maga, ma douce Maga. Allons manger. Fais-vite. Nous avons un cours à 1h. Je te dis lève-toi. Ne fais pas la sourde oreille. La journée n’a pas encore fini. Ne te laisse pas emporter par ce sommeil éternel. Ce n’est pas ton genre de trainer par terre. Là où tu couches n’est pas propre. Tes locks que j’aime tant vont être Sali. Lève-toi, camarade ! Allons finir notre tête-à-tête ! Allons bouillir notre zen commère ! Viens pleurer dans mes bras ! Viens me parler ! Viens me confier tes plus beaux secrets.

Un lourd secret bien gardé

Photo by Alexandre Sessime

Oui, Maga, tu m’avais parlé de lui. Je me rappelle très bien. Tu m’avais dit que tu l’aimes beaucoup. Le mec. Le militant de la faculté. Celui qui t’a enseigné la théorie de Marx ; celui qui t’a parlé de la propriété privée. Oui. Ce mec. Ce militant. Celui qui n’a même pas un endroit pour dormir. Les bandits ont envahi son quartier, la cité des Anges-fauchés. Le mec, le militant, la faculté c’est son seul territoire, sa seule demeure. Orphelin comme toi et moi. Malheureux comme toi et moi, il rêve d’un monde sans classe, d’un paradis terrestre.

Oui Maga, tu l’as déjà fait avec lui. Plusieurs fois. À la faculté. Sur une chaise. Tu m’avais dit que c’était bon. Tu avais joui. Le seul problème c’est qu’il n’aime pas le condom… Tu avais suivi sa volonté, ses goûts tout comme les théories qu’il t’avait enseignées. Et voilà, tu tombes enceinte de lui. Pour sauver tes rêves, tu ne pouvais pas garder cet enfant. Voire même de retourner à Boucan-Carré. Tu ne voulais pas mettre fin à tes études. Et le mec. Le militant. Il est fauché. D’ailleurs, il ne pouvait même pas te payer un moment au petit hôtel en bas de la ville. C’est un coin de la faculté qui vous servait de guest-house. Où trouverait-il les moyens pour te payer un bon médecin, un espace sophistiqué afin de te débarrasser de cet enfant ? Le mec. Le militant. Il est fauché. Comment allait-il t’enlever cette honte ? Et voilà, il t a donné des comprimés, des remèdes à fortes doses et voilà… Et voilà Maga.

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***

Lève-toi Maga… Viens me dire qu’est-ce-qui s’est passé. Comment ça s’est passé ? Où ça s’est passé ? Viens me dire, ma sœur. L’avortement s’est mal passé ? Les doses étaient mal contrôlées ? Oh ! Excuse-moi de parler si fort. Je t’avais promis de ne rien dire à personne. Personne. Car ici, malgré les luttes des féministes, nous n’avons pas encore ce droit. Le droit sur notre corps. Le vif droit de nous débarrasser d’un enfant que nous n’avions pas voulu ; d’un enfant qui allait manger nos rêves, notre avenir. Oui Maga, je t’avais promis de ne rien dire. Viens… lève-toi… ne t’en va pas si tôt. Ne laisse pas nos beaux rêves inachevés. Non. S’il te plaît ! Nous n’avons pas encore fini…

(Fiction)

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